En plein milieu de l’île d’Uptown, au croisement d’Otisburg, de Burnley et de Park Row, les Narrows constituaient une porte d’entrée vers l’East End. Depuis des décennies, ces rues étaient les plus pauvres de Gotham City. Un véritable ghetto où s’échouaient les misérables et les sans-espoirs. Et la criminalité pullulait au sein de ceux qui n’avaient plus aucun rêve. Le GCPD ne pouvait plus pénétrer ici qu’en groupe et puissamment armé. Pourtant, le commissariat de l’East End était célèbre pour avoir accueilli les premiers commandements du futur commissaire James Gordon. Le tout premier bat-signal se trouvait même toujours sur son toit. Mais dans les Narrows, même la chauve-souris devait se montrer prudent.
Quand la violence se déchainait dans les Narrows, elle avait tendance à dévier sur les rues adjacentes. L’exemple le plus souvent cité remontait à une génération plus tôt. A Park Row, le Monarch Théâtre avait perdu tout son prestige quand la riche famille Wayne avait été assassinée en sortant du cinéma. La rue voisine avait ainsi donné au quartier son surnom de Crime Alley. Certains avaient évoqué un possible meurtre commandité. Mais la théorie la plus souvent admise la reliait à une poussée de violence dans ces rues un peu plus au nord. Devenu adulte, le jeune orphelin Bruce Wayne avait plusieurs fois tenté de réhabiliter l’endroit. C’était le seul coin de Gotham City qui résistait à tous ses efforts.
En provenance de Burnley, une camionnette pénétra entre ces bâtiments miteux et délabrés. Leur air abandonné était une illusion, de nombreux appartements avaient été transformés en squats. C’était d’ailleurs vers l’un d’entre eux que le véhicule se dirigeait. Tout en restant en marge du territoire, plus près du croisement des quartiers que du cœur des Narrows.
Quand la camionnette se gara, la porte arrière fut ouverte par un homme lourdement armé. C’était nécessaire ici pour décourager tout curieux. Il ne portait pas de masque par-dessus son costume paramilitaire. Mais il n’y en avait pas besoin pour comprendre qu’il travaillait pour un des gangs des fous d’Arkham. Eux seuls se permettaient d’agir ainsi. Etait-ce l’homme à l’imperméable qui sortait sur le trottoir ? Le col de son manteau relevé et son chapeau empêchaient de distinguer son visage. Dans sa main, il tenait une mallette. Il ne semblait pas se soucier de l’envie que son contenu inconnu pouvait susciter. Il entra même dans le bâtiment voisin seul, sans escorte.
L’immeuble comptait une dizaine d’étages. Et un ascenseur en panne, évidemment. Heureusement, le visiteur n’allait pas jusqu’en haut. Seulement au troisième. Tant mieux. L’état de la rampe ne donnait pas envie de s’appuyer dessus, même s’il portait des gants. De quel numéro était-il question déjà ? Quatre-cent-trente ? Non, quatre-cent-trente-et-un. La porte en face.
Il fallut taper deux fois avant d’obtenir la moindre réponse. Vu l’état de la personne qui ouvrit, tout ensommeillé, il n’y avait aucune surveillance de l’extérieur ou des visiteurs. La main de l’homme jaillit pour attraper le t-shirt et plaquer le garde contre la chaine de sécurité. Il aurait suffi de refermer violemment la porte pour se dégager. Mais les réflexes n’étaient pas là, il était déjà trop tard. Aussi proche, le col du manteau ne dissimulait plus le visage. Les deux moitiés de son visage. Le côté gauche totalement identifiable avec ses cicatrices causées par l’acide. Double-Face.
– Tu vas nous ouvrir. Sans en référer à tes camarades. Sinon, nous serions obligés de lancer notre pièce pour toi.
Les gens réalisaient rarement que la menace impliquait cinquante pour cent de chances de s’en sortir indemne. Ils ne voyaient que le danger immédiat. Et savaient que si elle retombait du mauvais côté, il n’y aurait aucune hésitation. Relâché, le garde ne fut pas long à obéir. Au moins affichait-il un air penaud d’avoir obéi si vite.
A l’intérieur, le squat était rempli d’une poignée d’hommes de mains. Tous travaillaient anciennement pour le Joker. Celui-ci effectuait un roulement régulier. Il se lassait vite et cherchait continuellement de la nouveauté. Mieux valait ne plus être là quand il décidait de se passer de vos services. Double-Face portait dans sa chair les traces de certaines associations mal finies.
Ces individus avaient connu l’épreuve du feu auprès de leur ancien employeur. Ils n’étaient plus de simples criminels de bas étage. Mais ils appartenaient encore au bas de la hiérarchie, comme le prouvait le fait qu’ils se soient laissé surprendre aussi facilement. Certains dormaient encore. D’autres étaient déjà sur pied et cherchaient leurs armes.
Double-Face les ignora. Ils étaient insignifiants. Il ne venait pas pour eux, mais pour leur nouveau chef. Ils ne lui feraient rien sans ordre. Il était libre de s’installer sur une chaise. Sa mallette à côté de ses pieds. Il dégagea aussi le col de son manteau, au cas où quelqu’un n’aurait pas bien réalisé qui il était. Quant à son chapeau, il le fit jouer entre ses mains.
La scène resta figée de longues secondes. Qui se transformèrent en minutes. Aucun de ces idiots n’avait le réflexe attendu. Ils se demandaient toujours quoi faire. Aucun n’osait prendre de décision. Fallait-il vraiment tout leur dire ?
– Allez chercher votre chef. Nous avons des choses à traiter.
Enfin, il obtint une réaction attendue et appréciée de leur part.
